Gouvernance du Net et souveraineté

Publié le par Don Popiet

Qui doit contrôler l'Internet ? Comment ? Les gouvernements ont-ils, au niveau mondial, toute légitimité à superviser les aspects techniques du fonctionnement du Réseau ?

Le Sommet mondial sur la société de l'information (SMSI), qui s'est achevé à Tunis le 18 novembre, a échoué à répondre à ces questions. Il n'en a pas moins été utile. Des débats techniques complexes ont été, pour la première fois, au centre de vives tensions diplomatiques entre les Etats-Unis et l'écrasante majorité des 176 pays qui y étaient représentés.

De quoi s'est-il agi ? Simplement de la mainmise sur un ordinateur situé quelque part aux Etats-Unis, dans l'Etat de Virginie, la particularité de cette machine étant de détenir le registre de référence qui permet le fonctionnement de l'Internet. Aujourd'hui, l'autorité en charge du contrôle de ce "serveur-racine" est une société américaine à but non lucratif, l'Icann (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), agissant sous le contrôle du département américain du commerce.

Faut-il le préciser ? Le pouvoir de qui contrôle cette base de données de référence est gigantesque. "Un seul pays est aujourd'hui en mesure de biffer une extension nationale comme le '.fr', expliquait un délégué français avant le début du sommet de Tunis. Et plus aucun Etat ne peut aujourd'hui accepter une telle situation."

Une telle "biffure", en excluant un pays du réseau mondial, aurait pour son économie des conséquences dramatiques. L'administration américaine n'a, bien sûr, jamais usé de cette exorbitante prérogative. De menues disputes sont apparues çà et là — difficulté à créer le ".eu" pour l'Union européenne, mauvaise gestion présumée du ".iq" irakien, etc. — sans que jamais la preuve formelle d'une intervention américaine, ou d'un fonctionnement biaisé de l'Icann, soit apportée par les plaignants.

La complexité organisationnelle de l'Icann contribue à créer ce climat de méfiance. Les rares spécialistes français de cette société de droit californien — comparable à certains égards à une association française loi 1901 — avouent avoir mis plusieurs mois, voire plusieurs années, pour en découvrir et comprendre tous les ressorts. L'organisation a en outre la particularité de remettre en question et de réformer très régulièrement son organisation juridique.

La dernière réforme d'importance remonte à 2001. Mais, à cette époque, comme le remarque Sébastien Bachollet, président du chapitre français de l'Internet Society (ISOC), les gouvernements ne s'étaient pas risqués à demander plus de pouvoir au sein de l'Icann — où tous siègent déjà au sein d'un comité consultatif, le GAC (Government Advisory Committee). Deux ans plus tard, en décembre 2003 à Genève, lors de la première phase du SMSI, la question du statut de l'Icann et de la gouvernance du Réseau, si elle avait été abordée, n'avait pas provoqué des tensions aussi vives et des discussions aussi acrimonieuses qu'à Tunis.

Depuis deux ans, la perception par les milieux politiques de ces aspects techniques a donc considérablement évolué. La crainte de voir l'actuelle administration américaine utiliser sa mainmise sur l'Internet comme levier dans la résolution de ses contentieux avec ses adversaires n'y est sans doute pas étrangère. Mais, au-delà, les Etats prennent conscience que, dans le domaine des technologies de l'information, leur dépendance à l'égard des Etats-Unis est totale, ou presque. A tel point que même les Etats les plus radicalement opposés aux valeurs et à la politique américaines ne peuvent que déléguer à des entreprises américaines le soin de censurer l'accès de leurs internautes au Web.

Le souci d'"indépendance technologique" n'est pas nouveau. Le général de Gaulle, déjà, l'avait mis au coeur de ses préoccupations. Mais, dans les années 1960 et 1970, il s'agissait de garantir la capacité à concevoir et à construire de grands systèmes de calcul, des moyens de production énergétique, de maîtriser des technologies militaires, etc. Les choses ont changé. Les technologies actuelles sont utilisées par tous, partout, tout le temps, et leur maîtrise est vouée à devenir — si elle ne l'est déjà — indispensable à l'exercice des fonctions régaliennes de l'Etat.

UN OUTIL UNIVERSELLEMENT INDISPENSABLE

Skype, le célèbre logiciel de téléphonie sur Internet qui permet de transférer gratuitement des appels vocaux d'un ordinateur à un autre a ainsi récemment été interdit d'utilisation dans toutes les universités et les laboratoires publics par le haut fonctionnaire de défense attaché au ministère de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche. Raison officielle : le fonctionnement du logiciel est opaque et utilise des algorithmes propriétaires dont les autorités françaises n'ont pas les clés.

Selon les spécialistes de sécurité des systèmes d'information, l'Etat français est d'ailleurs incapable de procéder à des "interceptions de sécurité", c'est-à-dire à des écoutes, sur le système Skype. En outre, et le fait n'est pas anodin, le logiciel — conçu et développé en Europe — a été racheté par l'Américain eBay... tout juste quelques semaines avant d'être banni des centres de recherche de l'Hexagone.

Dans le domaine des technologies de l'information, les questions de souveraineté sont industrielles. Aussi les délégués européens ont surtout mis en avant la nécessité de voir le "gouvernement" d'Internet traiter avec équité les industriels américains et les autres.

Tous ont à l'esprit la gestion du ".com" et du ".net" comme l'administration technique du principal "serveur-racine", confiées par l'Icann à la société Verisign, "notoirement proche du complexe militaro-industriel américain", selon un négociateur européen. Tous, également, pensent à Vinton Cerf, à la fois salarié de Google et président du conseil d'administration de l'Icann.

La gouvernance actuelle de l'Internet, par l'Icann, favorise-t-elle le secteur privé américain ? Sans doute. Mais il n'y a, aujourd'hui, guère de choix. Avant de réclamer une juste part dans la gestion d'un outil devenu universel et universellement indispensable, l'Europe devrait avoir à coeur de lancer une politique industrielle pour faire pièce aux géants américains. Car, sans la créativité et le dynamisme de Microsoft, de Cisco ou de Google, l'informatique personnelle et l'Internet tels que nous les connaissons n'existeraient pas. Bien plus que l'Icann, ce sont eux les vrais gestionnaires du Réseau.

Publié dans popiet

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article